Son père était ambassadeur des USA à Bangkok, sa mère la fille d’un politicien aux affaire étrangères. C’est en Thaïlande qu’ils se sont rencontrés, courtisés, mariés. C’est une USA qu’ils sont retournés, accompagné d’une Nina de cinq ans, qui abandonnait sa terre, sa famille maternelle, sa langue.

Nina ne garde qu’un souvenir vague de son enfance dans son pays natale, trop petite pour comprendre les enjeux du travail de son père, la valeur que cela apportait à la famille de sa mère, qu’elle aille ainsi vivre aux Etats-Unis, le pays des rêves et du possible. Des histoires enrobées de merveilles pour amoindrir le clash culturel qui attendait la mère et la fille.

Nina fut déboussolée, par tous ces blancs, tous ces feux de circulation, toute cette viande dans les repas de l’école. Elle tarda à s’y habituer et depuis garde une maigreur qui en ferait pâlir plus d’un. Elle est chétive Nina, elle est sensible, et elle s’empatouille souvent dans ses émotions. On lui dit que c’est le mal du pays, son père n’ose pas trop la bousculer, mais il n’acceptera jamais cette fragilité qui l’habite depuis.

Pourtant, elle ne se blesse que rarement et ne pleure pas quand elle se fait mal. C’est toujours avec quelque chose de présent dans l’air, quand rien ne semble pouvoir lui faire du mal, qui la rend muette, soudainement discrète, éteinte.

Elle est classifiée d’enfant spéciale et on lui met à disposition tous les arts possibles. Elle apprend le violon et le piano, la poésie et la danse, le dessin et la peinture. C’est cette dernière qu’elle garde pour toute sa vie. Un des avantages de vivre à New-York est l’accès à tous ces musées, qu’elle visite accompagnée de sa mère qui a toujours un mot de travers pour chaque peinture qu’elle voit.

Nina ne sait pas si ses parents sont aimants, ou durs. S’ils sont coincés dans les traditions et les opinions de ceux de leur âge, ou s’ils sont trop concentrés sur les guerres qui les ont vu grandir. Nina ne sait pas être comme ça et elle grandit de plus en plus discrète, apprend à cacher ses larmes silencieuses et elle ne sait plus quand est-ce que c’est la dernière fois qu’elle a donné son opinion, vraiment, non pas factuellement.

Mais elle sait qui recevra tout ça, en une tempête d’opinion et de langue trop souvent tournée dans sa bouche avant de parler : Anthony. Anthony. Le bon endroit, le bon moment, la bonne personne. Ils se sont rencontrés, collision de groupes d’amis, de galaxies. Etudiant en paperasse, deux ans plus jeunes que Nina, elle en fait son confident d’une nuit.

Nina tarde à se l’avouer, parce qu’elle n’a jamais connu des impulsions du moment qui ne lui appartiennent pleinement. Mais elle finit par accepter le café que lui propose Anthony et lui aussi, se confie. Ils se lient, à chaque mot, chaque phrase, charque regard.

Il l’embrasse sous l’un des ponts frais de Central Park.

Anthony devient le gardien de ses secrets, ses pensées, ce que Nina n’ose délivrer à personne. Encore moins à la belle-famille qu’elle rencontre quelques mois plus tard. Pendant longtemps, ils resteront le souvenir le plus effrayant que Nina possède.

Anthony l’appelle Fun, car il a entendu sa mère appeler sa fille au détour d’une conversation. Il ne sait pas que ça veut dire pluie, en thaïlandais, que c’est le surnom que toute sa famille à 11h de décalage l’appelle. Il ne sait pas que, jusqu’à ce qu’elle le rencontre, Nina pensait qu’elle s’identifiait parfaitement à l’intempérie.

Nina s’épanouie, prend de l’assurance, n’hésite pas une seule seconde à dire oui à la bague qu’Anthony lui présente dans une petite boite de velours. Ils sont jeunes, Anthony a tout juste 21 ans, leurs vêtements encore payés par la richesse de leurs pères, comme le sera le mariage.

Ils déménagent dans l’Indiana, non loin de là où ses parents se sont installés, parents qui se font vieux et qui ont quitté depuis longtemps l’effervescence de New-York. Nina aide sa mère dans le jardin, s’occupe et peint, artiste qui commence à se faire un nom. Anthony lui, s’est mis un défi, comme pour se prouver plus à lui-même qu’à son paternel qu’il méritera un jour la succursale des assurances dans laquelle les Hayes baptisèrent les premières pierres de leur empire.

Ils sont heureux.

Nina est heureuse, épanouie, et elle ne sait pas que c’est la dernière fois qu’elle l’embrasse, tout juste à la commissure des lèvres des couples bien établis.

Nina ne sait pas que c’est la dernière fois qu’elle le voit, qu’elle lui serra la main une ultime fois. Elle n’attend même pas qu’il ait claqué la porte, avant qu’elle ne reporte son regard à la vaisselle de la veille.

Anthony est en retard. Anthony doit avoir été retenu au travail. Anthony doit avoir eu un problème. Anthony ne répond pas à sa ligne directe au téléphone. Anthony ne rentre pas le soir. Anthony n’est pas là. Anthony n’est plus là.

Anthony ne sera plus jamais là.
Disparu.

Nina n’a pas peur de la famille Hayes quand elle les appelle, les uns après les autres pour leur annoncer la triste nouvelle. Nina n’a pas peur du regard glaçant que lui lancer sa belle-sœur quand elle vient la chercher à l’aéroport. Nina n’a pas peur des mauvaises nouvelles qui s’écoulent et découlent sans qu’aucune vérité ne soit trouvé.

Aucune trace.
Disparu.

Nina est vide. Anthony en disparaissant a pris ses rêves, sa joie, ses craintes, ses émotions. Nina suit méthodiquement les recherches, les organises, prépare les sandwichs pour les équipes qui viennent l’aider, fait des sauts à l’imprimante sur le lieu de travail d’Anthony pour afficher en 200 exemplaires le sourire papier des avis de recherche.

Les mois passent. Ses parents lui font comprendre qu’il est temps de s’arrêter – autant pour le gouffre financier que cela représente, que pour l’état de santé de Nina. Les policiers manquent cruellement de respect en sous-entendant qu’Anthony serait parti de lui-même.

Les recherches tombent au point mort.
Nina tombe au point mort.

Ce n’est même pas une spirale, c’est une chute directe. Le bureau d’Anthony a un nouveau nom sur la porte. La santé de sa belle-mère décline. Nina ne mange plus, Nina ne dort plus. Nina est seule et elle a l’impression que sa vie s’efface devant elle.

Elle se réveille aux urgences, sac d’os et elle est mise en thérapie. Elle s’y jette à corps perdu, parce qu’elle n’a rien d’autre à ses yeux. Sa thérapeute tacle la disparition, le deuil, l’arrachement. Sa belle-mère décède et elle vole jusque New-York pour les funérailles.

Nina redécouvre qu’elle n’est pas seule. Elle y retrouve son beau-père, et se souvient qu’ils se sont rapprochés après la disparition d’Anthony. Ses propres parents sont également présents et elle retrouve un sentiment de famille.

Nina n’est pas seule.

Certes, il n’y a plus la personne la plus importante de sa vie et il y a cette absence en elle, avec laquelle elle se doit de grandir autour. Nina reprend la peinture, sous toutes ses coutures. Elle ne veut plus dépendre de personne, réaction à la peur de tout perdre du jour au lendemain. Elle s’acharne au travail et n’accepte plus de se faire marcher sur les pieds parce qu’elle est fébrile, parce qu’elle est une femme ou qu’elle ne pourrait pas comprendre.

Nina veut prouver au monde qu’il a tort, puisqu’elle n’a pas pu prouver aux policiers que son mari n’est pas parti, pour refaire sa vie au loin.

Nina déménage dans un ranch à retaper, près d’Hawkins. Pour lutter contre la solitude, elle prend un chien et elle ouvre une chambre en Bed’n’Breakfast, où les visages défilent sans jamais l’atteindre.

Elle passe de longues heures au téléphone avec son beau-père, qui se fait de plus en plus vieux, de plus en plus triste et seul. Il a perdu son fils, il a perdu sa femme et sa fille n’est plus dans le tableau depuis longtemps.

Nina ne sait pas que c’est la dernière fois qu’elle lui parle au téléphone.

Mais elle a fait sa paix avec la dernière fois, et elle vit chaque rencontre, chaque retrouvaille comme si c’était la dernière fois. Elle refuse de laisser des non-dits, des tâches au lendemain, de partir sur une rancune (sauf si elle accepte que ça soit le point final).

Nina ressent une grande tristesse, devant cet homme dont Anthony avait la majorité des traits. Elle s’interdit de rêver de se dire que son mari aurait dû avoir ces rides et la même expression de repos que son beau-père. Nina, lentement, se prépare à l’éventualité que tout ce qu’elle ne peut avoir enterré d’Anthony, en l’absence de son corps, elle l’enterre ce jour-là avec le patriarche des Hayes.

Un jour de Novembre, elle se leva avec une sensation dérangeante, un goût dans le fond de son palais qui ne passe pas, malgré son long brossage de dent. C’est la radio qui le lui apprend, et le mot renvoie une succession de réflexes que Nina pensait enterré.

Disparus.

Elle est incapable de toucher ses pinceaux, pendant des heures elle a une sensation poisseuse sur les mains. Elle finit par se porter volontaire, d’abord pour distribuer des tracts qu’elle se force à regarder au-delà du souvenir d’une tête qu’elle ne reverra plus jamais, pour voir les traits des personnes manquantes, retenir leur noms, leurs expressions, leurs descriptions.

Nina prend part aux battues dans les bois, s’inscrit dans les veilles du quartier, les chaines téléphoniques. Ni sa mère ni sa psychologue ne voient d’un bon œil l’implication depuis ces derniers mois. Mais Nina ne peut pas rester indifférente, pas depuis qu’elle a ces sensations dérangeantes qui la réveillent parfois au plein milieu de la nuit.

Sa thérapeute mentionne ses traumas, et Nina tente de s’en persuader. Pourtant, ses tableaux prennent des couleurs et des formes différentes, changeantes, violentes. Est-ce un pattern qu’elle se force à voir, ou un pattern qui se force à elle ?

Sa participation à la triste actualité d’Hawkins n’est pas suffisante pour la détourner de ce courrier d’autant plus triste qu’elle reçoit pour l’héritage des Hayes. Nina est interdite devant le contenu de la lettre à cœur ouvert de son beau-père. C’est à elle que revient le droit de changer le statut civil d’Anthony : décédé, plus disparu. Ce n’est qu’une case à cocher. Une croix à faire, sur un papier, sur une vie.

Ce n’est qu’officialiser ce qu’elle ressent, ce qu’elle a placé dans le linceul du père Hayes. Nina ignore que cette croix pourrait être celle qui sertirait sa pierre tombale. C’est une invitation à une tempête que Nina ne vit pas depuis bien des années, malgré les funérailles de la famille Hayes.

Quand Nina rentrera de son voyage à New-York pour officialiser la paperasse, elle ne s’attendra pas à tomber nez-à-nez avec Spencer.