[1]  T'es sensé porter des lunettes, mais t'es pas un intello, alors tu fais avec ta vue floue, tu t'adaptes, parce que t'as été le premier à l'école à frapper les binoclards, alors c'est pas maintenant que tu vas vouloir avoir l'air faible. parce que les faibles n'ont aucune chance. tout est dans la confiance qu'on exsude. et toi, t'as l'égo chevillé au corps, la violence dans le regard - quand bien même t'y voit rien à dix mètres. [2]  fumeur invétéré, faut bien crever de quelque chose. étrangement, t'es très sportif, ce qui donne à tes lubies autodestructrices des allures d'appel à l'aide. tu cours chaque jour, tu fais des sports de baston, et à côté de ça, t'enchaînes l'alcool, la clope et la malbouffe, faute de pouvoir te payer mieux. t'as pas peur de mourir, t'aimerais bien, même, parfois, que cette vie de merde s'arrête là. t'as pas les bons gènes, t'as pas la bonne famille, et ta mort changerait rien. a peine qu'elle éclabousserait le bonheur de ta fratrie. même pas certain qu'on s'abaisserait à une éloge, pour toi. ça vaut mieux comme ça. de toute façon, tu les aimes pas. [3] t'es ni inventeur de talent, ni marchand de tapis, t'es plutôt marchand de rêves, quand on te demande, tu vends de la poudre aux yeux, de la poudre tout court, et t'hésites pas à finir les mois en cambriolant ou volant ici ou là. tu côtoies les petites frappes, les délinquants, les bandits de petits ou grands chemins. t'as déjà fait de la taule, mais t'étais mineur, ça a duré que six mois, six mois de trop, ça a suffit pour qu'à ta sortie, on te fiche à la porte comme un sale clebs qui aurait attrapé la gale. t'as appris à compter sur toi même et point barre. la famille ? un fardeau. les amis ? dès la moindre difficulté, ça devient chacun pour soi. l'amour ? t'es plus niais, tu crois plus aux contes de fées. t'as déjà vu la mort, la violence, t'y a participé. et si t'en es pas fier, t'es devenu aseptisé, indifférent. t'es devenu un sacré connard, elliot, mais la fin justifie les moyens. [4]  t'as jamais été doué à l'école, et t'as mis du temps à apprendre à écrire, à lire. tu préférais courir après les filles pour leur tirer les couettes, t'étais le gosse qui refusait de descendre de l'arbre, qui donnait des coups de pieds dans les tibias et qui dessinait sur les dessins des autres. le petit con par excellence, une pub pour l'avortement à toi tout seul. tu n'as jamais été très calme, incapable de canaliser cette énergie que t'avais. on te refilait des jouets que tu cassais, on te mettait devant une télé qui t'abrutissait. t'as fini par traîner tellement dehors que l'abri de jardin était devenu ta maison. y'avait bien les animaux que t'aimais, qui comprenaient ta rage, ta violence, t'étais le pote des chiens du quartier, tu leur refilais de la bouffe la nuit, quand tu fuguais, trois fois par semaines, avant de revenir aux aurores, penaud gamin qu'avait juste faim. t'es un garçon paumé sans avenir, t'en es bien conscient, ça devrait t'effrayer, ça te blase juste, le temps de te resservir un verre.  [5] si t'as jamais brillé en études, t'es un combattant né. armes blanches entre tes doigts, jongleries, agilité, t'es comme un fauve quand la fureur rouge t'emplit. le genre de gars à pas hésiter à utiliser les crocs et les coups bas. t'as jamais été digne d'honneur, de toute façon, et mieux vaut survivre que crever en étant un homme respectable, hein ? t'es doué dans les choses courantes, manuelles. tu sais réparer le vieux tacot qui te sers de bagnole, réparer les éviers, t'occuper d'un jardin. t'es plus à l'aise seul, à aiguiser des couteaux ou à construire un abri à oiseaux qu'à t'amasser dans les ruelles de la ville. une espèce de loup solitaire, et tu souhaites pas de meute, même si parfois, la proximité d'autres prédateurs peut être bénéfique. [6] le surnaturel, les créatures chelous, les fantômes, t'y crois pas. y'a déjà bien assez de monstres, dans cette réalité, quel besoin d'en inventer d'autres ? t'as aucune idée de ce qui se trame, des chimères qui peuvent traverser les univers, et tant mieux - ça t'empêcherait sûrement de dormir. t'as bien entendu des rumeurs, parce que ça enfle parfois, en ville, comme une marée, puis ça repart aussi vite, les gens s'en désintéressent, hormis quelques illuminés qui annoncent une fin du monde ou des trucs du genre. t'écoutes à peine, d'une oreille, parce que c'est pas tes oignons si les gens sont aussi cons pour croire des trucs pareils. pourquoi pas croire au père noël, tant qu'on y est ?  [7] ton frère et ta soeur, tu les détestes pas. pas vraiment. ils ont toujours attiré l'attention des parents, parce qu'ils réussissaient ; comment leur en vouloir de ça ? t'as été proche de ta soeur, d'ailleurs, avant qu'elle ne devienne une petite conne arrogante. ton frère, ça a jamais été le grand amour. et puis, maintenant, vous vous parlez plus, ils sont plus à Hawkins, partis qu'ils sont pour vivre leurs rêves. ils envoient souvent de jolis choses aux parents ; eux, tu les vois plus. plus depuis plusieurs mois. tu esquives la maison familiale comme une ruche de guêpes. trop peur de te faire piquer par leurs remarques acides, leur déception visible. ils ont jamais caché que t'étais le vilain petit canard. encore plus depuis que t'as fait de la prison. toi, tu vis dans un taudis que tu squattes, avec d'autres camés et paumés de la vie. tu manges pas à ta faim, mais quand t'es payé, t'en fais profiter tes compagnons d'infortune. c'est un peu eux qui sont devenu ta famille. mais t'es attaché à personne. on peut compter que sur soi. à la première emmerde, ils fileront tous, et tu leur en voudras pas - tu ferais pareil, pour sauver ta peau. [8] nombreuses cicatrices, qui couturent le corps musculeux et agile. des traces pâles sur la peau pâle, des zébrures rosées. t'as pas honte, mais tu les montres pas non plus. t'es un vrai canevas de tes bagarres passées. y'a eu de sacrées rixes aussi, à la prison. t'as vu la mort de près. c'est toujours sanglant, ce genre de lieu où règne la violence. pourtant, tu plais - tu le sais, mais t'en joues pas, pas besoin pas le temps. tu sais que t'as encore une gueule d'ange, quand ton dos, ton poitrail, tes membres sont la carte de tes victoires et de tes échecs. la jeunesse ne signifie rien pour toi - ni d'or ni d'argent, et l'âge, tu t'en contrefous. c'est pas comme si on fêtait ton anniversaire, alors bon.  [9] étonnamment, tu aimes lire. c'est comme une petite victoire, quand t'arrives à finir un bouquin. ta mémoire est assez vive pour ancrer les éléments lus, et si on te sous-estime souvent, tu caches certaines connaissances techniques pointues. t'aimes lire sur les sciences, et si tu sais pas bien compter, que les équations c'est de l'araméen pour toi, les concepts de base te sont limpides. tu comprends les choses, un peu à l'instinct, et parfois tu surprends ton monde avec quelques éclairs de lucidité. mais pas trop - tu aimes qu'on te sous-estime, qu'on te prenne pour le crétin à muscles, parce que ça te permet d'avoir l'avantage. a te croire idiot, ils s'en mordront les doigts. [10] t'approcher est pas une sinécure. hors du domaine pro, t'es un mur. tu causes peu, de façon sèche. quand t'as quelques verres dans le nez, ça passe mieux, mais sinon, tu te méfies de tout le monde. la faute aux parents, dirait freud. on t'a jamais assez aimé pour que t'apprennes à aimer le monde. tu vois dans chacun un rival, un danger, une menace. si t'as rien contre des nuits charnelles, c'est toujours rapide, un peu violent, un peu dans l'indifférence. on a du mal à te saisir. c'est tant mieux, selon toi. y'a rien à saisir de mieux que tout ça. tu te rabaisses toi-même, et t'as l'impression de savoir ce que tu vaux, mais c'est faux. pourtant, t'as arrêté de te questionner depuis longtemps. t'obéis, chien docile, loup cruel, et t'as souvent les poings en sang, le vol facile. tu montres les dents, fumée de clope sur la langue. on sait qu'on peut te faire confiance, sur les pires coups. mais depuis trois semaines, tu bosses sur des chantiers, la carne à cuire au soleil du midi, et c'est la première fois depuis longtemps que t'es à peu près stable, à peu près normal. drôle de sensation. mais ça durera pas. ça dure jamais, avec toi. suffira d'un rien, et tu ficheras tout en l'air. t'es l'autodestruction incarnée. tu finiras par tout faire exploser. un joli feu d'artifices.