Le garçon tourne sa tête dans sa direction, la mine effrayée et lâche sa canette de surprise. Il lui fait penser aux ratons laveurs qui s’aventurent dans la ville à la recherche de nourriture. Quand il était enfant, certains s’approchaient de la maison. Les rejetons King les guettaient sur le porche dans la pénombre. River braquait sa lampe torche sur eux et ils se stoppaient net en plein mouvement ou se levaient pour mettre leurs pattes avant en l’air, comme si la police les interpellait. Il éteignait sa lampe, ils reprenaient leur route puis il la rallumait et ils recommençaient. River criait « Police ! Plus un geste ! » et ils riaient aux éclats. Cela les amusait beaucoup et c’est l’un des rares bons souvenirs qu’il entretient avec ses frères et sœur. Qui aurait pu croire à l’époque que ce jeu serait en quelque sorte prophétique et qu’il deviendrait effectivement membre des forces de l’ordre ? Certainement pas sa famille qui avait déjà tracé son destin, pas plus que River qui à l’époque aurait tout fait pour plaire aux attentes de ses parents. La canette s’écrase au sol avec fracas, le liquide gicle à leurs pieds puis coule sur le sol. Monsieur Melvald va avoir des sueurs froides en voyant l'état de son magasin. Des paquets de confiseries ouverts parsèment le sol comme des fleurs sauvages aux couleurs vives. Sa lampe torche se la joue discothèque, clignote de manière erratique, imitée par les éclairages du magasin qui pourtant l’instant d’avant étaient tous éteints. What the heck ? Qu’est-ce qui peut bien provoquer pareille perturbation ? Une mauvaise circulation du courant peut-être ? River n’y connaît rien en électricité. Mais dans ce cas, sa lampe à lui ne devrait pas être affectée. Le gamin ne semble nullement impressionné par le curieux phénomène. Il lui lance un regard empli de méfiance – River ne va pas lui en vouloir pour ça – et subtilement, presque imperceptiblement, fait marche arrière. River ne le quitte pas des yeux, même si les lumières qui jouent à un, deux, trois, soleil le perturbent. Il doit essayer de mettre le garçon suffisamment en confiance pour qu'il ne se carapate pas sans lui laisser la possibilité de lui venir en aide.

L’adolescent commence à parler. Il hésite puis avoue qu'il prend des choses car il en a besoin. Des choses ? Quel genre de choses ? Pour quoi faire ? Avec sa tenue, son sac à dos et son air de chien errant, on dirait un survivant de guerre. Il a le regard grave, à la fois innocent et mâture, de ceux qui en ont déjà trop vu, qui ont trop vécu. Similaire à ceux des gamins des rues d’Indianapolis qu'il avait eu l'occasion de croiser durant ses patrouilles avec Jerry. Le garçon à l’allure de divinité juvénile tend la main vers la lampe portable qu'il avait posée sur l'étagère à côté de lui. Elle est trop loin pour qu'il puisse la toucher et pourtant elle semble de moins en moins éloignée. J’hallucine ou elle se déplace toute seule ? Voilà ce qui arrive quand on fait l'oiseau de nuit. Bloody hell, je perds la boule ! L’étagère doit être bancale, voilà tout. Dans un superbe déni de la réalité, son cerveau ne s'attarde pas davantage sur l'étrange cas et se recentre sur le gamin. « Tu as faim ? » Depuis combien de temps n'a-t-il pas mangé un repas correct ?  River sent son cœur se fendre. Il a la fâcheuse manie de se laisser attendrir par les petites choses brisées. Il pose une question à la fois pour ne pas le brusquer et le faire partir. « Si tu veux faire des provisions, je te conseille de prendre quelque chose de plus consistant que des bonbons et des sodas. Du pain par exemple, de la viande séchée… Ou des barres protéinées si tu préfères. C'est deux rayons plus loin, tu me suis ? » Plus il l’observe et plus il se dit que ça ressemble à une fugue. Si l’oisillon est déterminé à quitter le nid - ce qui semble être le cas vu le regard frondeur qu'il lui lance depuis tout à l'heure - River ne pourra pas le retenir, encore moins le convaincre de rentrer chez lui. Il n’a pas l'intention de faire usage de la force. La vie de ce garçon, il ne la connaît pas. Il a peut-être toutes les raisons de prendre le large. S'il vivait avec une famille comme la sienne par exemple, voire bien pire. S'il en avait eu le courage à l'époque, lui aussi aurait pu fuguer. Et il aurait été furieux qu'un policier le raccompagne à la maison. Alors oui légalement il ne devrait pas laisser un mineur potentiellement fugueur s'en aller, techniquement il devrait déjà lui avoir passé les menottes pour effraction et vandalisme. Mais franchement… Il n'allait pas l'aider de cette façon, sans prendre le temps de connaître ses intentions et ses raisons. River n'était pas le genre de policier qui appliquait bêtement les règles, ni qui suivait les ordres aveuglément. Ce qui importe c'est d'apporter son aide, d'être utile et juste. Parfois il fallait flirter avec la loi pour y parvenir. Il prenait quelques libertés sur ce plan, de plus en plus avec les années d'ailleurs. « Tu as l'intention de partir faire un petit tour ?» demande-t-il en désignant son sac à dos.