un. ses souvenirs de Taipei se limitent aux longs repas de famille, les fruits chipés dans la cuisine en attendant que les plats soient prêts, les cartes écornées jetée par un cousin après une accusation de tricherie, et les joues rondes de sa grand-mère. Revues pour la dernière fois quand elle avait quatre ans, après quoi son père a pris une décision exécutive : déménager toute la famille à des milliers de kilomètres. En quarante-huit heures, toute sa vie est déménagée à Baltimore, USA. deux. Pendant que son père se débat avec l'anglais sur des chantiers navals, la mère de Yi-ting se débat avec Haoyu, l'ainé de Yi-ting de deux ans, assez âgé pour se souvenir de sa contrée d'origine, assez récalcitrant pour refuser d'aller à l'école ou de parler anglais. Yi-ting partage quelque peu le sentiment, mais a conscience que le déni ne fait que retarder une acceptation qui devra s'installer, de gré ou de force. Elle fait de son mieux pour se mêler. trois. A l'école, elle se lie d'amitié avec Joan, beaucoup plus timide qu'elle, pas particulièrement brave ou courageuse : mais elle reconnaissait ces qualités en Ava et se permettait de les utiliser en son nom. Elles se collaient aux pattes jour et nuit comme si elles partageaient la même âme ; quand Ava ne descendait pas pour dîner, ses parents ne montaient même plus voir si elle était dans sa chambre, mais appelaient directement ceux de Joan, sûrs qu’Ava étaient avec eux. Des fois, souvent même, ils n’étaient pas mécontents qu’elle soit dans son coin ; ça leur laissait plus de temps avec l’aîné rebelle, Haoyu, et la cadette adorable, Ai, qui a vu le jour six mois après leur installation à Baltimore. Yi-ting, au milieu, ni particulièrement intelligente, rebelle ou mignonne, n’était pas sujette à plus d’attention que le strict minimum syndical. L’amour qui lui manquait à la maison, l’admiration que ses parents auraient dû lui vouer, le temps qu’ils auraient dû lui consacrer, c’était Joan qui comblait tout. quatre. Elle a quinze ans quand son père meurt lors d'un accident de chantier. Sa dépouille est renvoyée à Taipei, mais enterrée en leur absence, comme ils n'avaient pas de quoi s'acheter un ticket d'avion aller-retour. Haoyu bondit sur l'occasion et arrête ses études sous prétexte de travailler pour soutenir la famille ; ses opérations financières se limitent à un travail de caissier à mi-temps et du travail de cassettes. La perspective d'études supérieures s'éloignant, Yi-ting elle-même commence à entraîner Joan dans des combines étranges, suivre des hommes dans ses soirées louches. Mais ses escapades restent secrètes au reste de sa famille : elle devient une étrange héroïne, Ava qui fume à l'entrée du lycée et se badigeonne les yeux d'eye-liner le matin, Yi-ting qui aide sa mère à faire à manger et sa sœur à faire les devoirs le soir. cinq. Yi-ting a été prise à deux universités, mais ne peut s'en permettre d'en payer aucune. Et puis la santé de sa mère commence à décliner, juste alors qu'Ai entre au lycée et a encore besoin d'aide, et Haoyu n'est jamais là. Partir n'est qu'un rêve plaisant, pas une possibilité : jusqu'à ce que Joan passe en voiture, ses cartons faits, et propose à Ava de faire le tour de monde, juste cet été. Si elle doivent se séparer, au moins profiter à fond du temps qui leur reste. Ava jette trois t-shirts et une brosse à dents dans un sac à dos. six. Le monde, en réalité, commence à la côté est et se termine à la côte ouest, ponctué par des festivals de rock excessivement bruyant et des soirées d'inconnus qui ont trop de monde à gérer pour empêcher Joan et Ava de se servir de leurs lits, leurs frigos ou leurs briquets. Quand la voiture des parents de Joan rend l'âme elles poursuivent le chemin en bus et en auto-stop, non sans obstacle : mais chaque longue nuit se termine avec une cigarette partagée devant une vue magnifique. Assez intime pour qu'Ava se sente capable de saisir le monde au creux de sa main. sept. L'été prend fin, la fête se termine. Ava accompagne Joan jusqu'aux portes de UCLA ; connaissant bien sa sœur, Haoyu y a laissé un message pour elle. « Maman est morte, revient vite. ». Ava remonte le pays traversé en un long été en trois jours seulement, pour retrouver sa mère au creux de son lit ; respirant encore, mais gravement malade. Ai est là, mais Haoyu a pris la poudre d'escampette, laissant derrière lui un frigo vide, une ordonnance illisible, et une mère mourante. huit. La mère de Yi-ting met douze longues années à mourir. Les six premières sont égayées par un travail à mi-temps dans un bar au coin de la rue, et la présence d'Ai ; mais celle-ci termine ses brèves études puis déménage. Baltimore tombe lentement en désuétude et le bar ferme. Ses amis de lycée quittent le quartier pour une autre banlieue ou un autre état. Joan donne de moins en moins, puis plus du tout de nouvelles. Sa mère devient de plus en plus amère, et aveuglée par la frustration provoquée par sa longue agonie, traite Yi-ting plus comme une domestique comme une fille. Enfermée dans une maison délabrée aux volets toujours tirés pour éloigner les migraines, Yi-ting fait le deuil de sa jeunesse.  neuf. Toute la journée de l'enterrement de sa mère, Yi-ting doit s'empêcher de sourire ou de lâcher un soupir de soulagement. Sa mère n’étant plus du monde, Yi-ting y fait son grand retour, surprise de constater que des années ont passé, que sa sœur s’est mariée, et par ailleurs qu’elle déteste toute cette branche-là de la famille. Ce alors même que Ai avait proposé de l’héberger après la vente et la destruction de la maison familiale, pour que Yi-ting ne se trouve pas sans toit au-dessus de sa tête. Mais la faveur n’est pas désintéressée ; ayant vu le bon travail que Yi-ting faisait pour sa mère, Ai s’attende à ce qu’elle fasse de même chez elle. Yi-ting s’y refuse. Les tensions bouillonnent sous la surface, longuement. Yi-ting cède à nouveau ; mais cette fois-ci elle ne saisit pas de l’éponge ou du balai. Elle vole les clés de voiture de sa sœur comme une ado qui fait le mur et quitte l’état sans prêter attention aux limitations de vitesse. Ses vieilles velléités de jeunesse lui reviennent ; elle retrouve les stations de radio que Joan parcourait la dernière fois qu’elle avait quitté l’été et ne s’arrête que pour manger. dix. Comme un signe, la voiture d'Ai rend l'âme presque devant le panneau annonçant Hawkins, population comme chiffre anecdotique. En plus de l'accueil chaleureux rendu par un garagiste qu'elle n'a de cesse de recroiser, quelque chose dans la ville l'empêche de repartir. Tout ce qui repousse les autres, les disparitions, les morts étranges, attire son attention, comme un feu qui brûle lentement. Elle ne peut en détacher les yeux. Et le soir, alors qu'elle sait qu'elle devait presser le pas pour être plus vite chez elle, elle s'arrête plus longtemps pour écouter le silence de la nuit noire ; un silence qui absorbe, comme si quelque chose prend une inspiration avant d'appeler son nom.