Hawkins n'a pas changé en un mois. En même temps, c'était à prévoir. Les habitants aiment leur petite vie bien rangée, sans le moindre aléa ou la moindre perturbation. Une routine qui leur colle à la peau et dont ils semblent très satisfaits. Eleanor, elle, étouffe sous le poids des conventions et des carcans. À peine a-t-elle remis les pieds en ville qu'elle se sent déjà suffoquer. Après des semaines à explorer le pays, et à découvrir de nouveaux visages, et des façons de penser bien plus progressistes, revenir en plein Indiana lui laisse un arrière-goût amer. Elle aurait pu ne jamais revenir : continuer sa route vers le Canada ou s'envoler pour l'Europe, et se construire une nouvelle vie, loin de tout ça. Et pour dire vrai, elle y a songé, plus d'une fois. Mais ses parents lui manquent. Ses amis lui manquent. Et c'est bien la seule raison pour laquelle elle est de retour ici, dans cette ville qu'elle exècre plus que tout au monde. Elle semble également avoir pris conscience de ses erreurs - celle de ne prévenir personne, par exemple. Dans l'euphorie d'un nouveau départ, d'un peu d'adrénaline, elle ne s'est en rien inquiétée pour ses proches ni même pour leur état mental devant son départ précipité. Et au vu des nombreuses affiches avec son visage placardées un peu partout, elle sait qu'elle aurait dû laisser un mot quelque part. Eleanor a des explications à donner. Et c'est bien là tout le problème : elle n'a aucune envie de se justifier. Esprit rebelle et entêté qui n'a jamais apprécié les remontrances, elle persiste à dire qu'elle était dans son bon droit.

Claquant la porte de sa décapotable un peu trop violemment, celle-ci vient se refermer dans un fracas des plus bruyants, lui attirant les foudres des quelques personnes alentour. Eleanor lève les yeux au ciel, sans même s'excuser. Elle ne doit rien à ces gens, et surtout pas des excuses. Elle dévisage les mobil-homes alentour, en cherchant un en particulier. Malgré ses airs rebelles, Eleanor ne met que très rarement les pieds ici, au junkyard. Et si elle le fait, ce n'est pas par bonté de coeur. Depuis ses expériences avec la drogue, Eleanor s'est jurée de fuir cet endroit, afin d'enterrer le plus possible son passif de toxicomane. Si elle a fait un détour de plus de dix minutes, les doigts crispés sur son volant, personne n'a besoin de le savoir. Elle remercie seulement le ciel que Dylan ait décidé de crécher à l'opposé même de là où résidait son ancien dealer. En réalité, avec ses converses, son mini-short et ses lunettes de soleil sur la tête, elle déteint dans le paysage. Petite-fille de bonne famille qui s'est perdue. Qui cherche un peu de frissons en venant dans le quartier malfamé. Si seulement ils savaient. Si l'un d'eux s'amuse à venir traîner un peu trop près de sa décapotable, elle lui refait le portrait en leur arrachant les yeux à l'aide de ses talons hauts.

Mais donc. Dylan. C'est bien la seule raison pour laquelle elle s'amuse à venir ici. Et bien que tous deux préfèrent habituellement se retrouver en centre-ville, Eleanor a déjà eu l'occasion de visiter le mobil-home de Dylan. Avant tout cela, il a squatté son canapé. Colocataire exemplaire, du moins, aux yeux d'Eleanor. Et il faut dire qu'en véritable ouragan, c'est plutôt rare que des gens la supportent assez longtemps pour accepter de cohabiter avec elle - ses parents étant la seule exception. Le fait d'avoir disparu trois semaines durant sans nouvelles ne lui guère le choix que de venir le voir ici, ne serait-ce que pour s'expliquer. Et soit, elle aurait pu appeler avant. Mais c'est bien sur la surprise qu'elle mise. D'un coup de poing bien décidé, elle frappe à la porte, priant pour que ce dernier soit chez lui. Quoiqu'à en juger par l'épave qui lui sert de voiture garée juste à côté, elle n'en doute pas une seule seconde. Et sérieusement, quand est-ce qu'il allait en racheter une nouvelle ? C'est à se demander s'il a réussi à se déplacer pendant son absence ou s'il a dû opter pour la marche. Yo, Dylan ! Pourquoi y'a encore ta foutue caisse devant ? Qu'elle hurle de l'autre côté de la porte, comme si elle n'avait pas du tout disparu durant trois semaines.

Aujourd'hui il n'y avait pas de sortit prévu. Certes Dylan avait sa journée de libre mais non, il ne comptait pas se rendre en ville ou passer du temps avec des gens ou quoi que ce soit d'autre du genre. Son programme aujourd'hui serait de rester à la maison une bonne partie de l'après midi. Pourquoi ? Oh, pour enquêter, tout simplement ! En tout cas faire le tri dans toutes les preuves qu'il avait accumulé. Surtout ces derniers temps où les disparitions semblaient se multiplier. Est-ce que ça le mènerait vraiment vers son frère ? Pour être honnête il ne savait même pas, les circonstances étaient très différentes, mais depuis que ça avait commencé c'était la première fois en trois ans que quelque chose d'étrange et qui, il était certain, était lié au laboratoire d'Hawkins se passaient. Il y avait quelque chose de pas net, il espérait bien pouvoir rassembler enfin assez de preuve pour ébranler leurs défenses et, il l'espérait, enfin trouver ce qui avait bien pu arriver à son frère. Puis aussi il savait ce que c'était de perdre quelqu'un, il ne se voyait pas ignorer le problème quand tant de gens avaient perdu de leurs proches, ce qui était devenu d'autant plus une évidence quand des gens qu'il appréciaient dans cette ville avait eux aussi rejoint cette fameuse liste des disparus.

Du coup il était là, tous ses papiers étalés sur la table, à tenter de relier les points et de trouver une logique, même absurde, entre chacun des éléments qu'il avait rassemblé. Mais même si il avait rarement eut autant de choses sur lesquelles enquêter depuis ces derniers mois, autant dire que ce n'était pas pour rien si ça faisait des années que rien n'avançait. Il avait l'impression de s'arracher les cheveux sur cette affaire, ne parvenant qu'à des conclusions digne de Donjons & Dragons qu'il avait fini par accepter comme plausible au vu des nombreuses rumeurs mais qui, dans tous les cas, ne l'avançait en rien dans le fait de retrouver les disparus. C'était la galère et son cerveau n'en pouvait plus ! Tellement qu'il avait fini par s'écrouler dans son canapé pour se reposer cinq minutes, somnolant tranquillement.

Il n'avait cependant pas vraiment eut le temps de se sentir partir que de fort coups sur la porte se firent entendre, l'arrachant à cette douce léthargie qui commençait à s'emparer de lui. Se relevant dans un sursaut, il avait passé une main dans ses boucles en se demandant qui pouvait bien venir le voir ici. Se relevant et s'étirant tel un chat, il s'était approché de sa porte sans se presser le moins du monde, avant qu'une voix ne se fasse entendre et que Dylan ne se fige juste avant d'attraper la poignet. Cette voix... ce n'était pas possible... Après s'être posé la question de si il avait rêvé ou non, Dylan avait fini par ouvrir la porte d'un coup avant de tomber face à face avec Eleanor. Eleanor dont la photo trônait sur sa table, dont des notes avaient été écrit au feutre rouge à côté, Eleanor qui avait disparu depuis trois semaines et qu'il pensait qu'elle avait subit le même sort que tous les autres. Alors... comment Eleanor pouvait être là ? Dylan l'observait, la bouche grande ouverte ainsi que les yeux, incapable de savoir comment réagir, incapable de savoir quoi dire. Puis finalement, après un long silence gênant, il l'avait attrapé, la serrant contre lui « J'avais peur de ne jamais te revoir... » renforçant son étreinte avant de se reculer, un sourire soulagé sur les lèvres avant de l'observer bien en détail. Elle... semblait bien... « Mais t'étais où punaise ? Tu te rends compte que j'étais en panique depuis ta disparition ? On a passé des nuits à te chercher toi et les autres dans la forêt ! Et toi tu débarque comme ça, en super forme, vraiment ? » Dylan prenant un air renfrogné, les bras croisé devant elle, même si ça se sentait qu'il était surtout heureux de la retrouver et que son destin n'ait pas été funeste.

C'est le visage abasourdi de Dylan qui l'accueille, bouche bée et les yeux écarquillés. Elle a un peu l'impression d'être un spécimen inconnu, qu'on vient de découvrir et qu'on observe avec méfiance et émerveillement. Ou alors d'être une revenante, un fantôme qu'on peine à croire réel. Alors, soit, Eleanor n'a pas donné signe de vie depuis plusieurs semaines, mais elle pense qu'après un mois seulement, une telle réaction semble disproportionnée. Deux secondes plus tard, et la voilà encerclée par des bras, manquant d'étouffer sous la pression. Si elle n'est pas fan des effusions d'affection, Eleanor le laisse faire ; cela fait bien plusieurs jours qu'ils ne se sont pas vus, et lui aussi lui a manqué. Après un mois seulement ? Je sais que j'ai manqué à la tâche à n'envoyer aucune carte postale, mais tout de même. Oui, aux yeux de Eleanor, tout va bien dans le meilleur des mondes, et il lui est difficile de concevoir qu'on puisse la croire disparue ou décédée après un mois sans aucune nouvelle. Le sentiment de culpabilité est bien présent, mais il est enfoui sous plusieurs couches d'orgueil et d'égoïsme. Car oui, dans sa hâte de partir de Hawkins, elle n'a pensé à personne d'autres. Résultat des courses : son visage en gros plan sur des affiches absolument partout en ville. Ses parents - et, à n'en pas douter, Dylan - ont déployé les grands moyens. Quoi les autres ? Tu veux dire qu'ils se sont pas tous barrés en courant ? Cette ville n'a rien de très stimulante, ça m'étonnerait même pas qu'ils aient pris la poudre d'escampette comme moi sans crier gare. Nulle doute qu'avec un commentaire comme le sien, beaucoup l'auraient déjà giflé ou insulté. Eleanor a parfois bien du mal à garder sa langue dans sa poche et à comprendre le tact. Mais elle ne considère pas ces disparitions comme inquiétantes. Comme elle, beaucoup d'entre eux ont tout simplement voulu quitter Hawkins pour commencer une nouvelle vie ailleurs - à ceci près qu'elle est revenue et pas eux. Si elle s'était arrêté plus de dix minutes sur les affiches en question, peut-être aurait-elle constaté que certains disparus ne sont que des enfants, et que la piste de la fugue ne tient pas la route. J'étais en road trip, qu'elle annonce comme simple explication, comme si cela suffit à tout justifier. Et à ses yeux, c'est amplement suffisant. Elle sait toutefois que Dylan ne se contentera nullement d'une telle réponse. Elle ne sait que trop bien à quel point son esprit s'emballe et part dans des théories tirés par les cheveux. Eleanor admire une telle dévotion, cela dit. Il n'y a qu'à voir avec quelle intensité il recherche son frère depuis des années, ne démordant aucunement.

Le regard qu'il lui lance confirme ses suspicions, et elle soupire. Désolée de pas avoir prévenu, ni même d'avoir passé un coup de fil. Mais honnêtement, je trouve qu'une telle réaction est exagérée. Elle s'invite dans le mobil-home, y prenant ses aises sans même une once de gêne quelconque, venant s'asseoir dans le vieux canapé. De ses ongles manucurés, elle attrape plusieurs affiches et papiers éparpillés un peu partout sur la table, les analysant d'un oeil distrait. Tiens, Katie Hope aussi a disparu. Elle est sûrement chez son mec en Pensylvannie. Bon débarras si tu veux mon avis Elle déteste la dénommée Katie de tout son coeur, inimitié née au lycée et qui n'est jamais vraiment partie depuis. Ses yeux lisent les dates de disparition, certaines remontant à plus d'un an. Mais les plus récentes sont les plus nombreuses, se suivant de quelques jours seulement et s'élevant à un nombre bien trop élevé d'individus. Eleanor lève un sourcil, perplexe. Ok, soit, je doute qu'il y ait un exode soudain récemment, et la moitié n'a probablement pas quitté la ville. Mais quoi ? Vous pensez vraiment qu'un serial killer sévit dans la région ? Ou pire encore : des petits hommes verts. La pensée la fait rire. Que quelqu'un s'intéresse de près ou de loin à Hawkins est risible - improbable, même. Alors, non, elle n'a aucune théorie sur le sujet, mais elle garde les pieds sur terre. Eleanor n'a jamais été de ceux à voir des complots partout, et elle doute honnêtement que des aliens ou des scientifiques fous aient enlevé la moitié de la population. Oui, elle a entendu quelques suppositions farfelues depuis son retour en ville. Et cela lui fait lever les yeux au ciel à chaque fois. Qu'ils se soient perdus dans les bois semblent plus logiques, même si ça fait un sacré nombre de personnes à disparaître à seulement quelques jours d'intervalle.