Minuit retentit dans toute sa splendeur et les étoiles semblent tout à coup plus brillantes, comme si elles attendaient les douze coups pour se donner en spectacle. Petit, Zander aimait étendre ses longues jambes devant lui et se dévisser la nuque, les yeux rivés sur le ciel nocturne pour observer le ballet des astres jusqu'à ce que sa mère rentre du travail et le force à aller se coucher. Aujourd'hui, c'est lui qui emboîte le pas de maman et revient de l'autre bout de la ville après un ou deux plaisirs volés en échange d'une liasse de billets. C'était pas le boulot de ses rêves certes, mais il faut croire que le courage ne coule pas dans les veines du bouclé. Son père serait encore dans le coin, il lui dirait qu'on mène la vie qu'on mérite mais l'a-t-il seulement mérité ? Après tout, c'est son géniteur qui l'a flanqué à la porte à cause de sa sexualité et de son amour un peu trop prononcé pour le rose et les bijoux. C'est à cause de ce type qu'il s'est mis à vendre son corps lui aussi, histoire de pouvoir se payer son propre chez lui.

Un mobil-home du côté de Randolph Road, c'est ce dont il a hérité. Il ne s'en est jamais plaint parce que dans le fond, ça lui convient. Les dealers sont nombreux dans le coin et lui, grand consommateur de drogue, ne peut que s'en réjouir. Il y a aussi quelques voisins sympas avec qui Zander s'est lié d'amitié. Parmi eux, Victor. Les deux se connaissent depuis un moment maintenant, les points communs pour les aider à entretenir l'amitié. C'est d'ailleurs chez lui que ce rend le bouclé, pas vraiment soucieux qu'il soit si tard pour payer une visite au petit Vic. Un pas après l'autre, un peu titubant à cause de son dernier rail de cocaïne qui lui chatouille encore les narines, il remonte le chemin et s'arrête devant la porte du mobil-home de son ami. Zander inspire, frissonne à la brise nocturne qui fait voler ses cheveux et le fait rire, puis il toque une fois. Deux fois. Trois fois. Sa main retombe le long de son corps, mollement. "-Viiiiic, je m'ennuie !" Pleurniche-t-il en faisant les cents pas devant la porte. Il risque de se faire envoyer bouler mais ce n'est pas la première fois que Zander se pointe aussi tard chez son voisin. Après le boulot, il y a ce sentiment de solitude qui l'envahi toujours, comme un voile noir pour lui rappeler qu'il est un raté sans réel avenir.

Il les entend, les notes de guitare qui s'envolent entre les murs pas bien épais du mobil-home de son ami. Mais c'est un son dont il a l'habitude, c'est aussi parce qu'il sait que le petit Vic ne dort pas qu'il est venu lui rendre une visite nocturne. De toute façon par ici, le calme n'est pas vraiment habituel et c'est justement s'il ne se passe rien que ça devient louche. Entre les gamins qui crient à longueur de journée, les petites bagarres de quartier entre un dealer et sa clientèle et une dispute conjugale un peu violente, il est presque agréable d'entendre de la musique une fois minuit sonnée.

La porte s'ouvre sous son nez et un large sourire illumine le visage de Zander. Ce soir, pas question de se faire envoyer balader et il entre chez Victor après avoir reçu une petite tape amicale sur l'épaule. "-Irrécupérable, mais amusant ! Sans moi, tu serais déjà mort d'ennui depuis longtemps." Se vante-t-il en exerçant une révérence maladroite que Vic ne remarque même pas, déjà dans sa cuisine en train de chercher de quoi boire. Zander se frotte les mains et laisse son corps longiligne tomber mollement sur le vieux canapé de son ami. "-Soirée classique. Deux hommes que je connais déjà, pas forcément les meilleurs coups de la ville mais ils ont le mérite de payer." Il étire ses bras en l'air et fait craquer ses doigts au passage, un à un. "-Je ne dis jamais non à la boisson ! Tu devrais le savoir depuis le temps." Oh ça oui, il ne refuse jamais de boire un verre surtout quand c'est offert. "-Ta journée s'est bien passée ?" Echanger des banalités avec Vic, c'est un petit rituel qui lui fait du bien. Ca lui donne l'impression d'être normal et de rentrer d'une journée de boulot plutôt classique.

S'il y a bien une chose dont Zander est conscient, même quand la drogue inhibe ses sens, c'est que la porte de Victor lui sera toujours grande ouverte. Même s'il lui a déjà refermé au nez plusieurs fois pour l'embêter, son ami et voisin l'a toujours fait entrer dans son palace au final. Faisant comme chez lui, le bouclé prend place dans le canapé tandis que Vic apporte deux verres et un peu de whisky, de quoi les réveiller. Non pas que Zander soit fatigué, il lui faut toujours trois bonnes heures après le travail pour être en mesure de rejoindre les bras confortables de Morphée. "-Ce gamin n'a pas inventé l'eau chaude, si tu veux mon avis. Faut le faire quand même !" Pouffe-t-il en attrapant son verre. Il fait tourner machinalement le liquide ambré dans le fond de son verre, comme le font certains dans les films. "-Trauma unlocked, il n'ira plus jamais tenter sa chance à l'attrape peluche."

Les images d'une scène qu'il n'a pas observé dansent pourtant devant ses yeux et son visage affiche une expression perdue entre le sourire et la grimace. Il hausse les épaules et s'enfile d'un trait son verre, enivré par la douce brûlure que laisse traîner le whisky dans sa gorge. Il a l'habitude de boire, alors ce n'est plus aussi douloureux que les premières fois où il plongeait dans le grand bassin. "-Tu jouais quoi avant que je débarque ?" C'est du Zander tout craché, faut qu'il pose tout un tas de question pour nourrir la petite fée curieuse sur son épaule. Alors il repose son verre sur la table et pose sa tête sur les genoux de son ami, étendant les jambes jusqu'à l'accoudoir du canapé pour plus de confort.

Plus de peur que de mal, c'est un adage qu'il connaît mieux que personne pour l'appliquer bien trop fréquemment à son propre travail. Emploi pas vraiment recommandé par la société et qui fait que l'on vous pointe du doigt sans jamais chercher à comprendre les raisons qui vous ont jeté là, sur le bord du trottoir à attendre un ou plusieurs clients. Or, la clientèle ne se montre pas toujours douce, c'est même plutôt rare à vrai dire alors Zander a pris la mauvaise habitude de se regarder dans le miroir en rentrant chez lui pour inspecter les quelques ecchymoses que laissent certains hommes sur sa peau. Plus de peur que de mal. Parce qu'il est encore vivant et essaie de ne pas songer au jour où un homme pourrait se jouer de lui et le planter dans une ruelle, le laissant se vider de son sang dans un coin. Un jeune homme qui se prostitue, ça fait tâche dans le coin. Une jolie fille au contraire, ça plaît. Pourtant ils sont nombreux ceux qui n'assument pas avoir trempé leur nouille avec un partenaire du même sexe, juste pour savoir ce que ça fait ou bien parce que la vérité est souvent difficile à s'avouer. "Plus de peur que de mal, ouais." Répète-t-il en souriant doucement.

Puis le verre est bu alors Zander trouve une position plus confortable, sa tête posée sur les genoux de son ami. Ce dernier commence à fredonner l'air qu'il grattait sur les cordes de sa guitare avant que le bouclé ne vienne l'interrompre dans son instant musical. Zander sourit et ses yeux se ferment pour profiter des sonorités qui sortent des lèvres du petit Vic. Pas très joyeuse comme chanson si on se focalise sur les paroles mais il la reconnaît pourtant, sans doute entendue à la radio ou en bruit de fond d'un bar local. "-T'es triste en ce moment, Vic ?" ose-t-il demander en ouvrant les yeux pour inspecter le visage de son voisin, comme pour y déceler une once de tristesse dissimulée quelque part.

Pas vraiment convaincu par la réponse de Victor, le bouclé décide cependant de ne pas insister. Il comprend que chacun puisse avoir ses hauts et ses bas dans la vie car après tout, ça n'a jamais été une route droite, sans obstacles. Amis ne signifie pas qu'il faut absolument tout se dire, c'est juste un mot, une étiquette de plus à glisser sur une relation où l'entente est bonne. Malgré les années et les souvenirs qui rapprochent, Zander possède aussi son jardin secret et qu'il ne divulguerait certainement jamais à qui que ce soit. Alors il sourit et hoche la tête, ajoutant simplement ces quelques mots pour que Victor se sente suffisamment à l'aise pour lui parler le jour où ça lui semblera nécessaire : "-Eh bien, si la fatigue prend trop le dessus un jour et que tu veux en parler, je serais ravi de faire le clown pour te changer les idées !" Suite à ça, les doigts du petit Vic se glissent entre ses boucles désordonnées pour le décoiffer davantage et Zander rit en se redressant.

Il bondit sur ses deux jambes, tape dans ses mains et se permet d'allumer la radio. La musique a toujours remonté le moral et lui, il aime danser pendant des heures. Tant pis s'il a l'air ridicule à se dandiner dans tous les sens ! "-Debout Vic, c'est l'heure de se trémousser !" Spontané comme il est, Zander attrape les mains du jeune homme pour le tirer avec lui au milieu du salon. Sa tête s'agite déjà au son des premières notes de Call me, by Blondie et ses jambes s'animent selon sa propre volonté, sans suivre une chorégraphie particulière. Ses mains toujours dans celles de Victor, il l'aide à bouger en riant. "-T'as jamais songé à ouvrir un nightclub dans ton mobil-home ? Ca me ferait une bonne excuse pour squatter tous les soirs !" Pas sûr que les voisins approuvent le boucan tous les soirs.

La radio qui joue en fond suffit à le faire bouger au beau milieu du salon, accompagné par un Victor qui sourit enfin un peu plus. C'est du Zander tout craché de faire ça, apporté un peu de sa folie naturelle brusquement pour changer l'ambiance d'une soirée. Tant pis pour le bruit qui pourrait déranger le voisinage, de toute façon ils ne sont sans doute pas les seuls à faire du boucan ce soir. C'est pas souvent calme dans le coin, une musique naïve mais plutôt entraînante ça devrait changer des gens qui hurlent à s'en user la voix pour des conneries. "-Mais oui, mon pote ! Les gosses adorent se défoncer et danser toute la nuit dans des vieilles usines abandonnées, alors pourquoi pas un mobil-home sur le point de s'écrouler ?" Le volume augmente, de quoi le faire remuer un peu plus. Le petit Vic semble se lâcher lui aussi et ça fait sourire Zander, satisfait d'obtenir un tel résultat.

Une pirouette sur lui-même, puis deux, aidé par Victor qui s'éclate autant que lui. Zander décide de pousser la chansonnette de sa meilleure voix de casserole, lui qui n'a jamais eu le moindre talent pour la musique. "-Call me... On the liiiiinnnne !" Ses boucles virevoltent autour de sa tête puis, la chanson se termine et une autre commence, moins amusante alors il éteint la radio et éclate de rire, le souffle coupé. "-Eh bha, je dois dire que je fumerais bien une cigarette du bonheur !" Il fouille ses poches et met la main sur son briquet fétiche ainsi qu'un joint déjà roulé qu'il agite sous le nez de son ami. "-T'en veux ?"