Spencer passa une fois de plus la porte du Benny’s Burger. Quand l’espace dans son mobil-home lui semblait rétrécir et les murs se rapprocher pour l’étouffer, elle venait trouver refuge dans le diner. Que ce soit pour commander un simple café ou un burger à étages, elle y trouvait toujours son compte, d’autant qu’elle ne cuisinait pas.
Elle ne s’asseyait jamais deux fois à la même place et avait décidé de jouer ce jeu idiot de tester chaque place. Viendrait bien sûr un moment où elle aurait posé ses fesses sur chaque chaise et chaque tabouret, et peut-être qu’à ce moment, le diner lui semblerait vu et revu, ennuyeux. Mais elle avait encore de la marge avant d’avoir testé toutes les assises.
Elle commanda un café et un burger-frites en songeant qu’elle allait devoir finir par trouver un travail quelque part en ville, ou se mettre à cuisiner pour que les repas lui reviennent moins cher. A choisir, elle préférait travailler.
Spencer leva les yeux et fixa la serveuse qui venait vers elle avec sa commande. Elle l’avait déjà vue quelque part, non ? Comparée à elle, la rousse n’était plus de toute jeunesse et ne pourrait certainement pas servir au diner. Ses compétences étaient limitées, son caractère pas vraiment adapté à tous les métiers. Elle pouvait éventuellement faire bibliothécaire ; elle avait appris dans ses années d’études que le rôle consistait essentiellement à trier des fiches et à faire « chuuuuuuuut » avec le doigt devant la bouche. Facile. Mais sans doute ennuyeux.

Lorsque la serveuse déposa l’assiette devant elle, Spencer remit enfin son visage. Elle la croisait régulièrement entre chez Benny’s et son quartier. C’était peut-être la première fois qu’elle songeait qu’Hawkins n’était pas une si grande ville depuis son arrivée. Elle percevait de nouveau l’idée de patelin avec quatre habitants qu’elle s’était faite avant de débarquer. Elle adressa un large sourire à la serveuse, qui n’avait d’ailleurs pas l’air aussi enjouée que Spencer, la tête sans doute ailleurs. « Dites-donc, vous êtes partout, vous. » Elle ne fit pas de manières et colla une frite dans sa bouche avant de continuer, comme la jeune femme avait l’air assez réservée. « Je crois qu’on est voisines ? » Spencer mima un lien entre elles, comme si cela allait aider son interlocutrice à mieux situer qui elle était. « Je vous croise souvent, et vu que je fais essentiellement des allers-retours sur Randolph Road… Bref. Je voulais vous dire que vos cheveux sont d’enfer ! » Par rapport à la crinière folle de Spencer, la jeune femme avait en effet de jolies boucles blondes qui semblaient soignées et maîtrisées.

Encore un jour chez Benny’s, encore un jour à sentir la frite et à offrir ton plus beau sourire de facade à tes gens qui te traitent comme la femme de ménage, oubliant que tu tiens entre tes mains leurs repas. Oui, ton job de serveuse, tu ne l’aimes pas. On pourrait même dire que tu le déteste mais pour en avoir testé plusieurs, tu peux également affirmer que c’est le moins pire. Et l’un des rares ouverts à ton statut de serpent puisque pour une raison que tu fais mine d’ignorer on préfère vous évitez. Quoiqu’il en soit, tu es là et tu sais que c’est pour un moment. Pas d’université sans argent et on ne peut pas dire que tu peux compter sur les deux épaves qui te servent de parents.. La sonnette de la cuisine retentit t’indiquant qu’un plat est prêt à être servi, tu te tournes et tu découvres que ta collègue est dehors, c’est donc une mission pour toi. Récupérant le plat avec ton enthousiasme habituel, tu te diriges vers une femme dont le visage ne te semble pas inconnu. Il faut dire qu’entre les murs de chez Benny, tu as l’impression de croiser toute la ville.. Tu déposes l’assiette face à la jolie rousse, dieu que tu aimerais avoir une chevelure de feu plutôt que ta banale blondeur que ce job t’oblige à enfermer dans un élastique. « Bon appétit. » Tu allais repartir quand sa remarque te retient. Alors comme ça, elle te connait ? Sa t’intriguait, forcément puisque tu te sens invisible dans cette ville que tu connais par cœur. Elle émet ensuite l’hypothèse d’être ta voisine et cela ne semble pas impossible. Après tout, tu ne surveilles pas tes voisins et tu n’en connais pas la moitié. « Ce n’est pas impossible, même si j’ai l’impression de vivre ici. » Triste vérité, c’est ici que tu passes la plupart du temps. Puis un sourire sincère et amusé apparait sur ton visage. « Merci, je dois dire que j’adore les tiens aussi. » Il semble sauvage indomptable. « Je peux te poser une question ? » Oui, tu n’es pas la reine de la finesse mais la femme en face de toi n’a pas l’air d’une princesse à prendre avec des pincettes non plus.

Sans doute pour être polie, la serveuse lui répondit qu’elle adorait ses cheveux. Spencer haussa les épaules, pas tout à fait convaincue par le compliment. Elle le reçut quand même, car c’était rare, ces choses-là. Depuis qu’elle s’était lancée dans sa croisade, ses interactions amicales s’étaient réduites à un quasi néant. Il y avait bien une voisine un peu sympathique qu’elle avait croisée, mais celle-ci avait dû partir en vacances quelque part, car Spencer ne la croisait plus. Elle avait de temps à autres ses amis de New-York au téléphone, mais là-bas, son départ avait été pris pour un excès de folie. On ne la comprenait plus.
C’était peut-être plus que les cheveux de la serveuse qui la rendaient jalouse. Sa beauté, bien sûr, mais aussi sa jeunesse et son apparente insouciance. Même si sa vie n’était sans doute pas toute rose, Spencer ne pouvait pas s’empêcher de l’envier, en songeant qu’elle était peut-être plus simple que la sienne. Comme toujours, il est facile d’envier quand on ne connaît pas.

S’attendant à voir la serveuse repartir en cuisine, Spencer fut surprise de voir celle-ci lui poser une question. Une question qui, d’ailleurs, en amenait une autre. C’était typiquement le genre de mots qui éveillaient la curiosité de la rousse, trop, peut-être. Elle baragouina quelque chose d’incompréhensible, s’arrêta pour finir de mâcher son burger avant de reprendre. « Tu m’as amené des frites, tu peux me demander tout ce que tu veux. » Elle se demandait ce qu’elle pouvait bien avoir à apporter à la jeune femme qui lui faisait face, quelle que soit sa question. Mais la réponse ne serait sans doute pas à la hauteur de ses espérances.

Tu vois bien qu’elle ne te crois pas et pourtant, tu étais sincère. Tu aimais ses cheveux si différents des autres. Toi, tu étais blonde et si tu ne frisait pas tes cheveux, tu avais l’allure de la parfaite petite cheerleader. Beurk ! Rien que d’y penser tu as un haut le cœur. Il faut dire que tu les méprises les blondes à pompons, peut-être parce que Mick les aimait trop et toi, tu aimais Mick ? Ou alors parce qu’avoir l’air aussi heureux tout le temps sonnait forcément faux ? A méditer..

Quoiqu’il en soit, vous n’alliez pas discuter durant des heures cheveux ou passer à l’étape des confidences capillaires, ce n’était pas dans tes habitudes et quelque chose te dit qu’elle non plus. Tu allais repartir en cuisine quand une question c’était mise à résonner dans ta tête, une question qui te brûles les lèvres depuis quelques semaines face à l’affut de nouveaux visages dans votre ville et au départ précipité des autres. Dans la petite ville tranquille de l’Indiana, il n’y avait plus rien de tranquille et forcément, ça éveillait ta curiosité. « Pourquoi venir à Hawkins ? » C’était un peu direct mais elle t’avait donné l’autorisation et en plus, il y avait des sauces avec les frites. « Désolé, ça ne me regarde pas, j’ai juste un peu de mal à comprendre l’engouement dans cette ville de merde. » Tu étais sincère, cash même. Trop cash, c’est pour cela que tu lui donnes une échappatoire. Durant une seconde, tu lui as parlé avec ton cœur, oubliant que vous n’étiez que deux inconnus et surtout qu’elle était ta client. Mais tu détestes la ville, tellement, tu n’as juste pas le courage de quitter la seule famille que tu as jamais eu : les serpents.

Dès qu’elle eut entendu la question, Spencer vit apparaître dans son esprit le visage d’Anthony. C’était la raison de sa présence depuis le début, c’était pour lui qu’elle cherchait sa femme, pour lui rendre justice. Elle eut envie de répondre du tac au tac, mais la jeune femme embraya, qualifiant carrément Hawkins de ville de merde.
La rousse haussa les sourcils. Cette honnêteté lui plaisait, le fait de ne pas passer par quatre chemins, de ne pas essayer de feinter pour faire comme si tout allait bien. Soudainement, l’insouciance qu’elle avait prêtée cette inconnue lui semblait injuste. Peut-être que sa situation n'avait rien à envier à la sienne.

« C’est long à expliquer, » commença-t-elle sans que ça ne soit, pour elle, un frein à son discours. Elle leva les yeux et constata qu’il n’y avait pas foule au comptoir, elle estima donc que la serveuse n’avait pas mieux à faire que de l’écouter (c’était peut-être légèrement prétentieux). Elle hésita à lui proposer de s’asseoir sur la banquette en face d’elle, mais ne souhaitant pas être à l’origine d’une potentielle brimade du patron, elle n’en fit rien.
« Déjà, soyons claires : je trouve aussi que c’est une ville de merde. » Et c’était peu dire. Spencer était totalement insensible au « charme champêtre » dont parlaient certains en évoquant la cambrousse. C’était une femme de la ville, qui s’endormait au son des moteurs et des klaxons. A Hawkins, tout paraissait ralenti, daté, vieux.
« J’ai pas fait le choix de venir ici. Enfin, si. Mais pas vraiment. » Elle laissa un blanc, le temps de rassembler ses pensées. Dans les quelques occasions auxquelles elle avait expliqué sa situation depuis son arrivée, on l’avait prise pour une folle. Mais utiliser des détours, lisser ses phrases pour mieux faire passer la pilule, ça n'était pas son genre. La serveuse lui avait livré un peu de sa vérité, c'était à son tour de se montrer réelle. « Mon frère a disparu dans une ville, pas loin. Sa femme a déménagé ici, c’est sans doute à elle qu’il faut demander ce qu’elle trouve à cette ville. Mais quand je vois le nombre de disparus ici… J’me dis que c’est peut-être une piste, pour le retrouver. Et vu que le mobil-home était moins cher qu'une semaine de motel... Me voilà officiellement habitante de ce trou perdu. »
A en juger l'âge de la jeune femme blonde et son attachement évident à la ville, elle avait dû y grandir sans possibilité de partir. Spencer n'avait pas envie de jouer celle qui a tout vu, qui donne des conseils aux plus jeunes, mais elle ne put s'empêcher d'y aller de sa petite question. « Et toi, qu'est-ce qui te retient ici ? »

La curiosité est un vilain défaut, tu le sais. Autant que tu sais que tu es curieuse mais c’est comme ça, tu es née comme ça et soyons sincère, tu fais un métier qui va dans ce sens Pour toi, une serveuse qui dit se moquer de ce qu’elle entend est une menteuse. Au même titre que celle qui disent ne jamais rien entendre de croustillant. C’est totalement faux. Certes, vous n’avez les confidences qu’on fait à son barman, mais vous restiez des gens de l’ombre. Des gens que la plupart ne remarque même plus à la longue. Alors, tu sais ce qui se dit, sur les disparitions, sur la magie qui l’entourent ou simplement sur l’envie plus que compréhensible des gens de se barrer d’Hawkins. La femme en face de toi était le contraire de tout cela, elle débarquait. Peut-être que c’était une flic venue enquêter ? Il y avait des rumeurs chez les Serpents sur des forces de l’ordre venu des grandes villes mais personne ne les avaient encore jamais vu. Alors plutôt que de laisser ton imagination trop fertile s’enflammer dans une théorie, tu lui poses la question. Ajoutant le caractère non obligatoire pour t’apporter une réponse, bien que tu espérais en avoir une. Quand elle te dit que Hawkins est une ville de merde, tu ne peux pas feindre le sourire amusée qui apparait naturellement sur ton visage. Bien que cette réponse soit encore plus mystérieuse. Rapidement, tu compris qu’il y avait une histoire plus compliqué que ce qu’elle laissait paraitre. Plus personnelle que celle d’une flic en pleine enquête. Et sans demander pourquoi, voyant qu’elle allait t’en dire plus, tu t’étais assise en face d’elle. Oui, toi, ton boss, tu t’en tapes. Tu sais qu’il ne te mettra pas à la porte parce que comme beaucoup de personnes en ville, il a peur des représailles. Peur de tout ce qui se cache derrière le simple blouson de cuir qui pend dans ton casier. « Ca dépend si tu es prête à croire en la folie ou en la lucidité. » Tu laisses échapper un sourire en coin avant de reprendre. « Soit ils ont fini par la réalité en face et se barrer. » Comme Mick, ton petit ami devenu ex suite à sa fuite. « Ou si tu restes encore un moment ici, tu vas voir débarquer des gamins en te disant qu’ils ont tous été kidnappé par des monstres. » Théorie plus que folle. Théorie qui va finir par rendre folle toute la ville d’ailleurs. «  Sincèrement ? La famille. Enfin celle que j’ai choisi parce qu’on ne peut pas dire que j’ai eu les parents de l’année. » Ca aurait pu être pire, mais clairement, ça aurait pu être mieux.