Spencer avait passé la porte du commissariat de la manière la plus simple qui soit, comme on entre dans un café. Prenant le ton le plus solennel dont elle était capable, elle avait aligné devant la personne de l’accueil des mots qu’elle n’avait entendu que dans des films : « Bonjour, je viens signaler un meurtre. »
On l’avait écoutée sérieusement pendant exactement quatre minutes quarante-deux. Puis l’officier s’était mis à tourner autour du pot, lui faire répéter encore et encore son histoire, pour la fatiguer et qu’elle finisse par abandonner devant l’absurdité de son récit. Il tenait cependant toujours la route pour elle. C’était déjà la troisième fois qu’elle relatait les faits : Son frère avait disparu 5 ans auparavant, le 12 avril 1979. Sa femme/ex-femme/veuve venait de le faire déclarer mort, à tout jamais, alors qu’il y avait encore un espoir qu’il soit vivant quelque part. D’après Spencer, toute cette machination n’avait abouti qu’à une chose : la veuve avait empoché l’héritage. La femme à la chevelure rousse avait débarqué à Hawkins suite à l’annonce de cette trahison, pour obtenir des réponses, mais la veuve demeurait introuvable.

Le policier assigné à sa déclaration haussa un sourcil pour la troisième fois. Visiblement, il ne voyait pas le lien entre les faits et le meurtre. Pourtant, pour Spencer, c’était limpide, évident, comme les pièces d’un puzzle dont la forme promet qu’elles iront l’une dans l’autre le moment voulu. Il fit tournoyer son stylo de sa main et finit par ressasser la même phrase, sans doute sa préférée : « Donc, si je reprends depuis le début... » Comme à chaque fois, il laissa la phrase en suspens pour que Spencer attrape la perche. Mais elle ne s’y fit pas prendre cette fois-ci, n’entama pas son monologue pour un quatrième tour. Il n’était pas facile pour elle de ne pas sauter sur une occasion de parler, aussi se mordit-elle les lèvres en questionnant l’officier du regard, l'invitant à terminer. « Votre frère a disparu il y a cinq ans à Hawkins, et- »
« Non, pas à Hawkins. » Elle le coupa sans même s’en rendre compte, c’était plus fort qu’elle. « Dans le patelin perdu d'à côté, Greensburg. Ou Pittsburg ? J'ai pas une super mémoire des noms... Mais ça ne change rien, puisque Miss Parfaite est venue ici ensuite. »
« Quel rapport avec nous, alors ? Vous avez conscience que vous êtes au poste de police d'Hawkins, ici ? »
« C'est le nouveau lieu de résidence de ma belle-sœur. Qui est introuvable elle aussi. »
« Donc on serait plus sur un dossier de personne disparue, pas sur un meurtre. » Il prit en main le stylo qu'il faisait tournoyer jusqu'alors, autorisant Spencer à un tout petit regain d’espoir. « Son nom et son prénom ? » Espoir qui retomba rapidement.
La rousse se redressa sur sa chaise pour se donner plus de contenance. « Bah justement, là je coince. Son nom, c'est peut-être Hayes, mais sans doute qu'elle a repris son nom de jeune fille, que je ne connais pas. Et pour son prénom, c'était quelque chose comme... Emily ? Emma ? Lola ? J'en sais rien. Anthony l'appelait Honey, c'est un prénom ça, vous croyez ? » L'agent lâcha définitivement son stylo. « Mais ça ne vous semble pas louche, à vous ? Son mari disparaît, elle le fait déclarer décédé, déménage l'air de rien et disparaît dans la nature ? Et tous ces gens qui disparaissent aussi, » (elle désigne le mur sur lequel sont placardés les avis de recherche) « C'est peut-être lié ? Et si c'était une tueuse en série ? »

On la regarda comme on regarde ces conspirationnistes qui écrasent leur propre blé pour faire croire à un message extra-terrestre dans leur champ. Pendant un court instant, Spencer elle-même se demanda si elle n'était pas folle, si elle n’était pas en train de massacrer deux pièces de puzzle à vouloir les imbriquer de force. Mais ces certitudes revinrent au triple galop : elle était certaine que quelque chose ne tournait pas rond dans cette histoire, et elle était bien décidée à le prouver.
Elle se leva doucement en repoussant la chaise, avec la ferme intention de faire une sortie théâtrale. Histoire que l'agent se souvienne bien d'elle quand elle ferait la une, la femme qui, à elle seule, a arrêté une tueuse en série. Mais ce ne furent pas les mots de la Spencer fière qui fusèrent à travers ses lèvres, ce furent ceux de l'aînée protectrice qui a foiré son rôle, une voix blanche pleine de trémolos là où devrait être son assurance. « Je veux juste retrouver mon petit frère. »