Opal éteint le réveil à côté d’elle, plus rapide qu’un ninja. L’objet n’a même pas eu le temps de sonner et il n’avait d’ailleurs pas intérêt. Il aurait pu réveiller un de ses cadets. Elle soulève précautionneusement le bras posé sur son ventre, s’extirpe doucement de la jambe entortillée autour des siennes et se glisse doucement hors du lit. Les plus jeunes dorment à poings fermés dans la forteresse de matelas et de coussins qu’ils ont construit hier soir. Après la soirée jeux de société du samedi soir, les enfants se sont réunis dans une des chambres pour bâtir le château du sommeil, amassant matelas, édredons, coussins pour protéger le tout par un drap suspendu au plafond, comme un immense baldaquin. Puis ils ont encore papoté pendant des heures, se moquant de l’heure tardive, s’endormant finalement au milieu d’une phrase. Avant Hawkins, ils pouvaient faire ça tous les soirs s’ils en éprouvaient l’envie, puisqu’ils pouvaient ensuite se lever à l’heure qu’ils voulaient. Pas de contrainte d’horaires, pas de bus scolaire, pas de trajet à vélo pédalant à fond la caisse pour arriver avant que la sonnerie stridente ne retentisse. Alors le week-end, ils en profitent. Mais la veille, sa grande sœur Cassie était de garde à la morgue et elle n’a pas pu participer à la soirée. Alors Opal lui a réservé une surprise pour son retour à la maison. Elle va lui préparer le petit déjeuner car elle connait sa sœur, elle est capable de se contenter d’un bol de céréales et les céréales c’est très bien mais quand on a veillé toute la nuit, rien de mieux qu’un vrai petit déjeuner équilibré à la Fairchild. La table de la cuisine ressemble bientôt à un magazine de nutrition et Opal est plutôt fière du résultat. Fanny, la chienne de Cassie l’a regardé avec beaucoup d’attention. « Qu’en penses-tu, la peluche ? Ça va lui plaire ? » La voiture vient se garer dans l’allée, la porte d’entrée s’ouvre et Fanny accourt vers sa maîtresse. Opal entend Cassie proposer une promenade à sa chienne. Pas sans avoir pris un solide petit-déjeuner avant ! Cependant elle ne dit rien, ménageant sa surprise, qui fonctionne puisque Cassie la croyait endormie comme le reste de la maisonnée.

« Non. » Le fait que Cassie soit la première personne à qui elle parle ce matin, l’avoir juste pour elle seule, la fait sourire sans qu’elle puisse s’arrêter. « Et oui. La soirée n’était pas la même sans toi. » Oui elle lui manquait. Elle aime sa famille, chaque membre. Ils forment un microcosme qui pendant dix-huit ans s’est suffit à lui-même. Ils partagent tout, absolument tout. Opal ne savait pas à quel point cet aspect de sa famille pouvait paraître étrange aux yeux des autres. Elle a toujours connu cette exclusivité, cette proximité physique et affective. Ce n’est qu’en arrivant à Hawkins et en fréquentant le lycée qu’elle a réalisé la spécificité des Fairchild, en entendant les autres parler de leur famille, de leur relation parfois tendue. Elle avait failli tomber de sa chaise quand elle avait entendu une de ses amies cheerleader s’exclamer qu’elle n’en pouvait plus de ses parents et que rien que pour ça elle préférait être en cours plutôt que chez elle. Cela ne lui était pas venu à l’esprit qu’on puisse ne pas s’entendre avec ses parents, qu’on puisse avoir envie de claquer la porte de sa chambre, s’enfermer à double-tour en pestant contre ses cadets. Elle n’a même pas sa propre chambre et elle s’en moque complètement. Partager un lit avec un membre de sa fratrie, recouvrir le sol du salon de matelas pour dormir tous ensemble, voilà ce qu’elle aime. Ce mode de vie lui convient, elle le défend farouchement. Vivre à Hawkins lui a simplement fait comprendre la chance qu’elle avait d’être née parmi les Fairchild.

Cassie est touchée par son attention. Opal peut le voir à ses yeux brillants d’émotion. Comme elle le prévoyait sa sœur est épuisée. Physiquement. Cernes sous les yeux, joues creuses, le teint pâle. Moralement aussi. Ce n’est pas un métier facile qu’elle a choisi, de côtoyer la mort chaque jour. Mais honorable, altruiste et beau. Il faut un cœur en or pour prendre soin des défunts. Sa sœur est généreuse. Elle offre son temps pour les autres. Les humains comme les animaux, travaillant en plus bénévolement dans un refuge. Alors parfois, comme ce matin, c’est un peu lourd à porter. Et dans ces cas-là, rien de mieux qu’un câlin. Opal croit sérieusement au pouvoir du contact physique. Les mots sont puissants, c’est indéniable mais tout autant qu’une main posée sur un bras pour apaiser la colère d’un ami, une main glissée dans les cheveux pour témoigner son affection, un doigt qui trace un cœur sur le dos de la main d’un être cher. Ou deux bras qui s’entouraient autour d’une jambe pour empêcher sa grande sœur de se battre avec le premier crétin qui lui cherchait des noises. Cassie la guerrière, si forte, si courageuse, si pleine de rage quand elle est arrivée chez eux. Une rage compréhensible avec son passé et les événements tragiques qui l’ont conduit à vivre avec son père et sa nouvelle famille. Opal l’a immédiatement aimé. Sans autre forme de procès. Juste comme ça. Un regard sur cette adolescente et ses yeux verts remplis de détermination, brûlant d’un feu secret et elle lui a donné tout son amour fraternel. Elle la regardait avec des étoiles dans les yeux, la suivait partout comme un bébé canard après sa mère, juste parce que Cassie était Cassie et qu’elle la voulait comme grande sœur. L’amour gratuit, sans besoin de l’expliquer, de le justifier. Cassie existe et elle l’aime, voilà tout. Elles ne sont pas liées par l’ADN mais s’il y a bien une famille qui n’a pas besoin de gênes communs pour être soudée c’est bien les Fairchild.

Cassie enserre sa taille et enfouit son visage dans son cou. Opal passe ses bras autour de ses épaules et lui transmet tout ce dont elle a besoin en ce moment : son affection, son énergie, son calme. « Bon retour à la maison, grande sœur. » Ses mains caressent son dos. Elle cale sa respiration sur la sienne pour synchroniser leur rythme cardiaque. Un exercice que lui fait pratiquer ses parents depuis son enfance pour trouver l’apaisement et la communion avec une autre personne. Une très bonne technique pour déstresser si on trouve la bonne personne avec qui la pratiquer. « Je suis là pour toi. Tu n’as pas besoin de parler, si tu ne veux pas. Je reste là. »